«Nés en Suisse, nous devrions ressentir une dette sociale»
Paru le Mardi 27 Octobre 2009BRÉSIL - Frei Betto, ex-responsable du plan «Faim Zéro», prône une révolution éthique pour sauver l'humanité, et non pas le système actuel.
En pleine crise économique et financière généralisée, la planète doit chercher de nouveaux paradigmes de civilisation. Ces nouvelles références de relations planétaires doivent s'inscrire dans une éthique différente, basée sur le partage et sur le respect mutuel entre peuples et nations. Une thèse défendue par le théologien brésilien de la libération Carlos Alberto Libânio Christo, plus connu sous le nom de Frei Betto. Celui-ci a séjourné en Suisse, où il a participé au cinquantième anniversaire d'E-CHANGER, organisation helvétique de coopération solidaire, dont il est conseiller et partenaire depuis de nombreuses années. Frei Betto, 65 ans, religieux dominicain, est écrivain et journaliste, conseiller des mouvements sociaux de son pays et militant social actif. Durant deux ans, il fut le conseiller personnel du président Luiz Inacio «Lula» Da Silva, mais il a quitté ses fonctions gouvernementales lorsque le programme «Faim zéro» qu'il coordonnait «a cessé d'être un programme d'émancipation pour devenir un moyen compensatoire à des fins électorales».
La crise mondiale préoccupe l'ensemble de la communauté internationale. Jusqu'ici, les réponses données ont-elles été effectives?
Frei Betto: Concernant des solutions de fonds, je doute fortement que les dirigeants des principales puissances mondiales s'en préoccupent réellement.
Mais les pays riches ont promis des montants substantiels pour combattre la misère dans le monde.
Certes, le G8 a accordé 15 milliards de dollars pour faire face à la pauvreté. Entre-temps, les mêmes dirigeants ont dépensé mille fois plus pour sauver le système financier. Avec une vision critique, nous pouvons arriver à la conclusion que ces dirigeants sont plus préoccupés par le sauvetage du système que par celui de toute l'humanité. C'est un cynisme terrible. Deux habitants du monde sur trois vivent dans la pauvreté. On ne peut accepter que 950 000 hommes et femmes aient faim, que 23 000 personnes – dont la majorité sont des enfants – meurent chaque jour de faim.
Comment expliquez-vous cette réalité?
La situation actuelle témoigne d'une profonde crise éthique. Elle touche toutes les sphères des relations entre nations et elle oblige à penser de nouveaux paradigmes. J'insiste sur ce point: les puissants veulent sauver le système et non l'humanité. La loterie biologique qui te fait naître en Suisse ou aux Etats-Unis plutôt que dans une favela de Sao Paulo au Brésil ou en Erythrée est absolument injuste. Et au lieu de nous sentir privilégiés par ce hasard biologique, nous devrions ressentir une grande dette sociale envers ceux qui souffrent de la faim et agir en conséquence.
Une réalité mondiale qui ne réussit pas à sensibiliser réellement la planète?
Les pays industrialisés les plus riches sont particulièrement préoccupés par la menace constituée par la crise sur leur niveau de consommation, dont les racines sont absurdes. Si on voulait généraliser la consommation du Nord à l'ensemble du globe, nous aurions besoin de trois ou quatre planètes pour obtenir des ressources suffisantes. C'est une erreur de penser que l'amélioration des conditions de vie des gens se réalisera grâce à la croissance économique. Cette croissance ne se reflète quasiment jamais sur les majorités, qui continuent à vivre pauvres, exploitées. La croissance réelle devrait se mesurer avec des paramètres et des indicateurs de développement humain...
Y a-t-il une possibilité que ce cadre, quasi fataliste, se modifie?
Oui, mais ce processus ne sera ni facile ni simple, mais les victimes de l'injustice vont nous obliger à changer d'attitude. Deux exemples évidents: premièrement, la dévastation de l'environnement affecte tout le monde, riches et pauvres, Nord et Sud. Et c'est une pression sur les prises de position de quelques gouvernements et responsables politiques mondiaux, même au-delà de leurs propres désirs et volontés. Deuxièmement, les migrations des populations appauvries vers les pays riches répondent au besoin de survie de ceux qui n'ont rien. Il n'existe ni police, ni armée, ni législation qui puisse empêcher cette tendance migratoire qui touche déjà les nations enrichies. Ce flux ne va pas s'arrêter. Les responsables politiques devront donc prendre des décisions conséquentes pour permettre aux pays pauvres d'entreprendre un processus de développement autonome qui permette à leurs populations de pouvoir y vivre.
Ces nouvelles références doivent-elles être cherchées à l'intérieur ou hors du système?
Depuis ma jeunesse, j'ai une formation et une expérience révolutionnaire. Mon paradigme, c'est la société postcapitaliste. Et cette société postcapitaliste s'appelle socialisme. Je suis un socialiste ontologique. Cela ne signifie pas que je considère comme un modèle toute référence socialiste historique, spécialement celle de l'Europe de l'Est.
L'essentiel de votre réflexion globale se nourrit de la réalité brésilienne et latino américaine. Quel moment politique ce continent vit-il?
Durant les dernières décennies, il a connu trois étapes très différenciées. La première, entre 1960 et 1980, celle des dictatures militaires, avec une répression généralisée, les disparitions forcées de personnes, la prison et l'exil. A suivi une période de néolibéralisme messianique qui a fait exploser les contradictions et la polarisation sociale. L'étape actuelle est marquée par un cycle de démocraties populaires. Les mouvements sociaux se sentent aujourd'hui écoutés et pris en compte, comme jamais auparavant. Beaucoup de leurs dirigeants participent même à des gouvernements.
Quel en est le signe le plus caractéristique?
L'existence d'une série d'initiatives régionales et continentales qui promeuvent des propositions d'intégration avec l'autonomie. Et c'est très important face à la longue histoire de dépendance coloniale dont nous avons souffert durant des siècles. Avec une note amère dans ce cadre positif: le coup d'Etat au Honduras, le 28 juin 2009. Nous avions pensé qu'il n'y aurait plus jamais de dictatures, et ce coup d'Etat ouvre un cadre préoccupant. La mobilisation latino-américaine contre le coup d'Etat est particulièrement significative. I
Note : Traduction: HP Renk
Collaboration: FEDEVACO
Le Brésil de Lula est «bien meilleur»
«Le Brésil d'aujourd'hui , celui de Lula, est bien meilleur qu'avec tout autre gouvernement du passé», affirme avec conviction Frei Betto. Il reconnaît le «rôle géopolitique, la crédibilité et la reconnaissance de Lula sur le plan international, son rôle de médiateur, sa présence déterminante sur le continent». Tout comme, énumère-t-il, le contrôle de l'inflation, certains programmes sociaux qui ont réduit la misère pour dix millions de personnes durant ces dernières années, et la non-criminalisation et la non-persécution des mouvements sociaux.
Néanmoins, les critiques de Betto envers la politique actuelle pèsent aussi très lourd: «Pour moi, le Parti des travailleurs (PT) est une grande désillusion: il s'est éloigné des mouvements sociaux, il a connu de nombreux cas de corruption, il a coopté le mouvement syndical.»
Son analyse n'est pas tendre: «J'espérais que le gouvernement aurait un projet national pour le Brésil... aujourd'hui, il n'a rien d'autre qu'un projet de pouvoir. Pour se maintenir, il doit faire alliance, y compris avec des forces diverses et douteuses. Il a renoncé à l'alliance avec le mouvement populaire. Il n'a pas implanté la réforme agraire, toujours en attente. Aujourd'hui, le gouvernement Lula a une grande dette agraire et écologique. Il n'a pas eu la volonté politique d'implanter la réforme agraire et quatre millions de familles continuent d'être sans terre. Il manque d'une sensibilité environnementale et l'Amazonie vit un processus irréversible de déforestation – et par conséquent de désertification – préoccupant.» SFI/ BWE
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