BOLIVIE: LA RECONQUÊTE PACIFIQUE DES INDIGÈNES
Paru le Samedi 24 Janvier 2009Trois ans après l’élection d’Evo Morales, les Boliviens s’apprêtent à inaugurer leur nouvelle maison commune. Le projet de Constitution soumis aux voix dimanche devrait consolider les réformes juridiques, sociales, politiques et économiques en cours. Une «décolonisation du pouvoir» qu’illustre la réforme agraire en pays guarani.
Imaginez qu'une famille soit propriétaire de l'équivalent de la superficie du canton du Valais... ou de plus de 500000 terrains de football. Et que sur ce même territoire, des milliers de paysans sans terre survivent en esclavage, avec au mieux un salaire de misère, au pire juste de quoi nourrir leur famille. Bienvenu dans le département de Santa Cruz, terre des inégalités! Dans cet Oriente bolivien où seulement 5% des plus riches propriétaires possèdent 85% des surfaces cultivées... Dans la région reculée de l'Alto Parapeti1, à quelques heures de jeep de la petite ville pétrolière de Camiri, le temps semble s'être figé. Et le paysage magnifique, fait de vallées et de montagnes recouvertes d'une végétation luxuriante, rappelle le paradis perdu. Perdu, car dans ce monde oublié, le XXIesiècle rime encore avec esclavage pour le peuple guarani. Dans les énormes propriétés privées de plusieurs milliers d'hectares, des communautés entières vivent toujours en état de servitude, soumises à un patron.
Les Guaranis ont habité cette région au moins depuis le XIVe siècle, et ont résisté à toutes les tentatives de colonisation pendant plus de trois cents ans, jusqu'à leur défaite militaire en 1892 lors de la bataille de Kuruyuki. Le territoire fut alors distribué par l'Etat aux propriétaires terriens, boliviens ou étrangers, et les «bons sauvages» guaranis furent dispersés dans les différentes haciendas, utilisés pour le travail aux champs. Une main d'oeuvre corvéable à souhait bienvenue...
Un siècle de travail forcé
Des communautés entières furent ainsi privées de leurs terres fertiles et réduites au travail forcé. «Ce fut le début de la période la plus pénible de notre histoire, qui n'est malheureusement pas encore terminée», explique Felicia, assise devant sa petite hutte faite de bois et de paille. Dans sa communauté d'Itacuatia, la vieille dame, 67ans, témoigne d'un passé qui se mêle au présent: «J'ai été séparé de ma famille quand je n'étais encore qu'une enfant, pour entrer au service de la famille Chávez. Dans leur hacienda, depuis toute petite, j'ai lavé le linge, pelé les légumes et préparé les repas. Je ne suis jamais allée à l'école et pendant très longtemps je n'ai pas su ce qu'était l'argent. Les hommes, eux, étaient aux champs, du lever du soleil à la tombée de la nuit.»
Selon l'Assemblée du peuple guarani, Itacuatia compterait aujourd'hui encore trente familles soumises à une forme ou à une autre d'esclavage ou de servitude. «Nous recevons des salaires de misère, en général 15bolivianos (un peu plus de 2francs) pour une journée de dix ou douze heures de labeur. Et il y a encore peu, nous n'étions rétribués que par un peu de sucre, du savon, quelques cacahuètes...», confirme Nicanor Cerezo Bejarano, le mburuvicha (le chef) de cette communauté. Et comme tous ses compagnons, il est lié au propriétaire par une supposée dette qui se transmet de père en fils. Résigné, il se sent encore incapable d'imaginer un autre futur que celui de «vivre et mourir sur cette terre qui m'a vu naître, au service d'un maître».
2009, année de la libération?
Et pourtant... L'espoir que plus d'un siècle d'exploitation prenne fin cette année est bien réel... Pendue à un arbre, une vieille radio grésille pour l'ensemble des familles d'Itacuatia. Le programme de Patria Nueva, un canal pro-gouvernemental, fait la promotion de la nouvelle Constitution. Nicanor Cerezo Bejarano écoute pensivement: «Ce nouveau texte fondamental pourrait nous offrir enfin ce que nous voulons: vivre librement, en travaillant notre propre terre et en nous organisant en communauté. Alors le 25 janvier, nous irons tous voter, évidemment.»
Le vice-ministre des Terres, Alejandro Almaraz, l'a lui-même clamé haut et fort: cette année 2009 sera celle de la libération du peuple guarani et de la fin de l'esclavage. Il y a moins d'un an pourtant, l'avenir de la réforme agraire dans ce coin de pays semblait bien compromis. En avril 2008, trois grands propriétaires terriens, soutenus par l'oligarchie la plus conservatrice de Santa Cruz et par la préfecture de droite, avaient même pris les armes contre le gouvernement. Et ce même Alejandro Almaraz fut retenu en otage pendant sept heures par les propriétaires terriens rebelles et leurs groupes de choc. «Mais en août, en plébiscitant le président avec 67% de votes, le peuple bolivien a mis en déroute cette droite fasciste, et avec elle les propriétaires terriens», raconte Don Valerio Castaño. Le vieil homme travaille lui aussi pour la famille Chávez, depuis plus de vingt ans. La sueur perle sur son front ridé alors que la température dépasse les 37degrés. Mais désormais un léger sourire crispe son visage: «Fin novembre, les fonctionnaires du gouvernement ont pu reprendre le processus d'assainissement des terres de l'Alto Parapeti, sans que les propriétaires terriens ne leur tirent dessus. Ils ont pu effectuer leur travail de terrain, maintenant nous attendons le résultat et une éventuelle redistribution...»
Extrême précarité
Les chefs des communautés guaranis de l'Alto Parapeti ont transmis au gouvernement une demande de reconstitution d'une Terre communautaire d'origine (TCO) de 157000 ha dans le cadre de l'assainissement foncier. L'histoire est donc en passe de rendre aux Guaranis ce qu'elle leur a volé. Mais Don Valerio n'ose pas encore y croire: «Il faut nous comprendre... La peur des patrons est ancrée quasi génétiquement en nous. On a peur de tout, peur de parler, peur des représailles...»
Les propriétaires terriens pourtant font désormais profil bas. L'un d'eux, Ronald Larsen, qui avait tiré dans les pneus de la voiture du vice-ministre en avril, aurait même quitté le département, peut-être la Bolivie.
Mais pour ne pas être accusés de maintenir des communautés en régime d'esclavage, et donc de perdre leurs terres, les Chávez ont récemment privé les Guaranis de travail, espérant du même coup les contraindre à quitter la région. Sans le salaire de misère octroyé par le patron et toujours sans terre, les milliers de Guaranis qui composent les dix-neuf communautés de l'Alto Parapeti vivent aujourd'hui dans la précarité la plus absolue. «On cultive en cachette, clandestinement, de petites parcelles qui appartiennent bien sûr au latifundiste. Mais cela nous donne à peine de quoi nourrir nos familles», poursuit Don Valerio.
Pourtant dimanche, même l'estomac vide, Don Valerio ira voter le coeur léger: «Pendant des années, j'ai fait ce que le patron exigerait de moi, je vivais dans la peur, sans pouvoir me défendre contre les mauvais traitements, dans l'ignorance de mes droits, faute d'éducation. L'histoire a changé. Avec le gouvernement d'Evo, avec cette nouvelle Constitution, les Guaranis vont pouvoir enfin être maîtres de leurs terres, et de leur destin.»I
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire