Conquérir la terre... et la respecter
Paru le Mercredi 28 Janvier 2009REPORTAGE - L'Etat du Pará, qui reçoit le FSM, voit s'affronter deux modèles agricoles. José Pretinho cueille une mangue, ouvre un cupuaçu –un fruit acide, de la famille du cacao–, montre les ananas qui sortent de terre. Plus loin, il pointe les noix de cajou, le manioc, les plantes médicinales et autres cultures que la communauté de paysans de l'asentamento1 Rio Bonito fait pousser dans la municipalité amazonienne d'Ulianópolis, à 60km du chef-lieu éponyme. Réunies en association, 150familles s'efforcent d'y développer une agriculture diversifiée, en harmonie avec la forêt, ses rythmes et ses contraintes. Avec l'appui d'un programme gouvernemental, ils apprennent un nouveau savoir-faire, abandonnant les méthodes fondées sur le défrichage systématique, les brûlis et la dépendance à quelques cultures comme le riz ou les haricots.
José Pretinho, 57ans et quatorze fois papa, est chargé par sa communauté de relayer les conseils techniques qu'on lui a dispensés. Dans une pépinière, il fait pousser des plants d'arbres nobles. «Le bénéfice ira aux enfants des enfants de mes enfants», sourit le paysan, en faisant allusion aux décennies de croissance du mogno. Ce bois est acheté aux producteurs environ 10francs le m3. Il est revendu à l'export entre 1000 et 1400francs. Mais l'agriculteur ne songe pas au gain pécuniaire. Son but est, modestement, de contrer la logique de déboisement dans cette région de l'Etat du Pará, la plus dévastée de l'Amazonie. Cette préoccupation écologique est partagée par les dizaines de milliers de participants au Forum social mondial qui s'est ouvert hier à Belém, environ 400kilomètres plus au nord.
En trente ans, 18 000km2 ont été défrichés dans la municipalité d'Ulianópolis. Soit 80% du territoire, ou un peu moins de la moitié de la Suisse. Le long de la route fédérale qui descend vers le sud, les élevages bovins alternent avec les cultures intensives de soja et de canne à sucre. Le paysage se répète inlassablement: là où les terres asséchées par la surexploitation ont été abandonnées, la végétation reprend timidement ses droits.
Certains arbres, comme les imbaubas, grandissent rapidement, mais il faut compter près de septante ans pour que la forêt se reconstitue. A condition de lui en laisser le temps. A une bifurcation, on aperçoit des centaines de fours en brique où l'on transforme en charbon les déchets de bois de la scierie voisine. Pour emprunter le tronçon en terre menant à Rio Bonito, il faut s'arrêter à un péage. Une entreprise l'a installé sous prétexte d'entretenir cette route publique où défilent ses camions chargés de troncs.
Dans l'asentamento, Rosano Lopes dos Reiso explique comment la communauté, dont il est l'un des plus vieux fondateurs, a conquis son droit à la terre. «Lorsque nous sommes arrivés en 1991, suivant un flux migratoire, il n'y avait ici que de la forêt. On venait de l'Etat voisin de Maranhão, pensant faussement qu'il y avait à Ulianópolis du travail bien rémunéré. Nous avons alors occupé illégalement 8740 hectares aux alentours du Rio Bonito. Nous étions 600personnes.»
Le vieil homme raconte alors la lutte: «Un habitant de Sao Paulo est venu en faisant valoir un titre de propriété que la justice n'a pas reconnu.» Rosano se souvient de 73pistoleiros (miliciens privés) débarquant pour les expulser. Mais les paysans n'ont pas cédé aux menaces: «Heureusement, personne n'a été tué. Du moins chez nous...»
Aujourd'hui, l'asentamento n'est toujours pas légalisé. Mais, forts d'un protocole en vue d'un titre de propriété, les paysans ne craignent pas d'être délogés. En outre, leurs cultures leur fournissent une partie de leurs besoins alimentaires et, grâce à un programme gouvernemental, ils vendent des excédents aux restaurants des écoles publiques de la région. Mais en mai, les aides techniques et financières se termineront. Or bien des projets, au Brésil, échouent faute d'une formation adéquate de leurs bénéficiaires.
Vingt-cinq familles, quant à elles, comptent sur l'entreprise voisine Pagrisa, en consacrant en tout 450hectares de leurs terres à la canne à sucre. «En leur achetant ces récoltes, nous leur offrons une rente annuelle leur permettant de cultiver les autres produits qu'ils commercialisent en ville», se félicite Fernão Zancaner, directeur de cette firme brésilienne. Elle exploite 12 000 hectares de champs de canne et a produit, l'an passé, 30millions de kilos de sucre et 30millions de litres d'éthanol (uniquement pour le marché brésilien). Pour récolter la canne, elle emploie environ 1200saisonniers.
Le «partenariat social» avec l'asentamento, comme le qualifie Fernão Zancaner, est dû «aux bonnes relations que mon père, qui a fondé la société en 1967, a toujours eues avec ces paysans. Nous les aidons à se fixer sur leurs terres et freinons ainsi l'exode rural.» Dans le même élan, Pagrisa a financé la rénovation de l'école municipale et du poste sanitaire, payant le salaire de deux enseignants et d'une infirmière.
«Pagrisa cherche à améliorer son image», s'insurge Rita Teixeira. Militante d'un mouvement de femmes du Pará implanté dans l'asentamento, elle rappelle que l'Inspection du travail a dénoncé en 2007 les conditions de labeur, de logement et sanitaires des ouvriers agricoles de cette entreprise. Sans aucun statut légal ou droits sociaux, ils voyaient leurs salaires de misère presque annulés par les décomptes faits au titre de l'alimentation et des remèdes consommés. La presse a parlé de la plus spectaculaire libération d'esclaves que le Brésil a connue.
Fernão Zancaner conteste, parlant de mensonges propagés par la concurrence. Pagrisa a payé les charges sociales et apporté des améliorations, mais n'a pas honoré l'amende infligée. Elle a aussi saisi la justice. L'affaire suit son cours.
«Parmi les ouvriers qui ont dénoncé leurs conditions, il y avait des paysans de Rio Bonito, raconte Rita Teixeira. Ceux-là ne peuvent plus travailler avec la firme. Aujourd'hui, elle divise la communauté en cherchant à élargir le nombre de familles lui fournissant de la canne. Par ce lien de dépendance et divers cadeaux, elle espère les contrôler tout en étendant ses champs.»
L'apiculture est une alternative à ce «piège» que trente-cinq familles ont choisie, poursuit-elle. «Mais les engrais chimiques utilisés pour la canne posent problème.» Pagrisa en répand 400kilos par hectare.
Les pêcheurs, également, attrapent moins de poissons et les açais (des palmiers) s'assèchent au bord des rivières, témoignent les paysans. «Les analyses que nous avons faites n'ont montré aucune infiltration chimique profonde dans la terre», répond Fernão Zancaner. I
Note : 1 Lieu habité à la suite d'une occupation.